L’enfant dessine comme il grandit

Les dessins d’enfants intriguent, captivent même, par leur beauté et par le sens qu’ils semblent porter. Les enfants dessinent comme ils jouent, avec tout leur élan, toute leur énergie. Ce qu’ils représentent a l’air de raconter des choses. L’éclairage d’un psychologue pour qui le dessin d’enfant a été un outil maniable et ludique dans l’exercice de son métier, est le bienvenu. Philippe Greig nous explique.

D’abord, un aparté

Le psychologue se penche sur le phénomène du gribouillage enfantin, des motifs récurrents (le rond, le bonhomme-têtard…). Mais il n’est pas le seul à se pencher sur les dessins d’enfants. Les pédagogues aussi envisagent le dessin d’enfant comme une activité formatrice et révélatrice du développement de l’enfant. Les artistes y voient l’expression d’une vision ingénue et libre à laquelle ils aspirent. Pour l’heure, écoutons le psychologue.

Qu’est-ce qui pousse un enfant à dessiner ?

L’enfant joue. Et dans son jeu, on remarque deux directions. L’enfant a plaisir à jeter, casser, traverser, ce sont des jeux de pulsion. Il a aussi plaisir à cueillir une fleur pour maman, à lancer une balle et à la renvoyer, ce sont des jeux d’attachement. L’enfant joue en même temps à ces deux types de jeux. Lesquels sont à l’origine de deux types de figures dessinées : la figure rayonnante (un soleil) et la figure contenante (un rond avec des choses à l’intérieur).

Attachement et pulsion correspondent à des jeux et à des dessins.
Le jeu d’emboîtement qui consiste à mettre des cartons dans des cartons dans des cartons par exemple relève de la même

logique que la figure contenante, lorsque l’enfant met des choses dans le rond. L’enfant qui part d’une feuille de papier pour la franger tout autour avec des ciseaux ne fait autre chose qu’une figure rayonnante. L’enfant nous parle de pulsion et d’attachement, il nous dit qu’il a besoin des deux.

Le dessin comme langage ?

Le dessin est une forme de langage. Pour être plus précis, le gribouillage est un début de communication, la figure têtard (lorsque l’enfant réunit figure rayonnante, figure contenante et deux yeux) est du langage graphique.

Pour revenir au langage parlé, il arrive avec le pointé du doigt : l’enfant désigne, tourne la tête vers sa maman, puis ébauche un mot. Il accède au langage. On voit bien qu’il y a là aussi attachement et pulsion. Il faut attachement et découverte du monde (donc motricité), attachement et curiosité, pour que le langage commence.

C’est la même chose avec le langage graphique qui naît avec la figure têtard.

Comment le dessin des enfants évoluent-ils ?

Vers 9 mois, l’enfant commence par laisser faire un geste graphique. Ce qui lui importe, c’est le geste, non un résultat formel. Ce geste est le prolongement des comportements d’attachement et de pulsion.

Dès qu’il marche, l’enfant a plaisir à laisser une trace. Pendant longtemps, il y avait rarement du papier et un crayon à la maison, les enfants faisaient une trace dans le sable ou la terre. Au départ, le regard de l’enfant est ailleurs. Son œil ne suit pas sa main. La main et l’œil

sont indépendants. L’intention de l’enfant n’est que dans l’acte, pas encore dans la forme. Tant que l’œil ne suit pas la main, la démarche graphique n’est pas véritablement engagée.

Plus tard vers 18 mois, l’œil commence à suivre le mouvement de la main.
A 2 ans, l’œil dirige la main : commence le contrôle visuel du tracé. Un « contrôle simple » d’abord, car l’enfant décide du point de départ du tracé, c’est ainsi qu’il peut accrocher son trait à un trait déjà dessiné sur la feuille. Les rayons du soleil par exemple commencent à apparaître.

Vers 2,5 ans, avec la maîtrise du trait, l’intention ne fait plus de doute, l’enfant désigne, nomme.
Aux environs de 3 ans, l’enfant arrive au « double contrôle », qui touche à la fois le point de départ et le point d’arrivée, et permet la réussite du rond.

Vers 3 ans et demi arrive la fameuse figure têtard. C’est le début du langage graphique. Les yeux apparaissent : ils sont essentiels. Sinon on ne reconnaît pas une figure. Or, l’enfant a intériorisé le rond avec les yeux pour représenter une figure.

Le bonhomme têtard a des yeux parce que l’enfant introjecte sur son dessin le visage de maman, parce que l’enfant a incorporé en lui de manière inconsciente le modèle de sa mère.

Le premier dessin n’a rien de réaliste. L’enfant qui dessine ne regarde pas le monde. L’image vient de l’intérieur de l’enfant. L’indifférence de l’enfant pour la représentation réaliste du monde est impressionnante ! L’enfant sait qu’il a des genoux, un manteau avec des boutons, 5 doigts à chaque main, mais son bonhomme

n’a rien de tout cela. Les détails arriveront plus tard.
Comme toute forme d’expression, le dessin est une extériorisation de ce qu’il a intériorisé. L’enfant passe par ce chemin-là, qui est un détour. C’est pourquoi le dessin dit quelque chose de ce que nous avons en nous.

Le dessin dans votre pratique de psychothérapeute
J’ai enrichi ma réflexion de psychothérapeute avec les dessins d’enfants. En tant qu’expert au service des juges pour enfants en Gironde, j’ai beaucoup utilisé le dessin. Comme nous l’avons vu, il y a un âge (plus ou moins précis) pour chaque étape donc grâce aux dessins, on peut repèrer un enfant avec des retards, et un autre plutôt précoce. Le têtard précoce lui, avant 3 ans et demi, peut arriver même avant le rond, c’est un têtard imparfait mais qui reflète une inventivité, une capacité de vie et de plaisir. Tandis que le têtard tardif

par exemple a quelque chose d’un copiage sur le copain. Il a tout, nez, yeux etc. mais il manque de vie, d’élan.
Une chose m’a frappé, l’injustice liée à l’inégalité des chances entre enfants. La parole et le dessin dévoilent très bien si un enfant évolue dans un milieu cultivé ou pas. Prenons un autre exemple. Lorsque les enfants dessinent une table avec des couverts et des assiettes, ils commencent par placer les couverts et les assiettes au- dessus de la table, dans l’air, en suspension. De même lorsqu’il dessine un bateau sur l’eau, le bateau flotte dans l’air. Parce que l’enfant ressent la nécessité d’exprimer l’identité de chaque chose. Puis, en grandissant, l’enfant découvre qu’une chose peut être représentée différemment, notamment pas en entier. Le bateau existe même s’il est en partie invisible. Ce passage se fait vers 6 ans. Un enfant de plus de 6 ans qui continue à dessiner le bateau dans l’air a peut-être un certain retard de développement.
Sans vouloir caricaturer, souvent la forte prédominance des ronds s’associe à des traits psychologiques régressifs, tandis que la prédominance des va-et-vient s’associe habituellement à l’affirmation et à l’opposition.

Bibliographie :
Philippe Greig, « L’enfant et son dessin », Érès, 2012.
Philippe Greig, « Attachement et pulsion, deux forces de vie », Érès, 2021