Il allait être instituteur. Et puis vint la guerre et les tranchées. Né en 1896 à Gars, un village des Alpes-Maritimes, Célestin Freinet a 19 ans lorsqu’il rentre chez lui, blessé au poumon. Veut-il toujours être instituteur ? Est-ce qu’à l’école, les élèves apprennent à réfléchir, à juger une situation, à ne pas nuire à autrui ? Et bien non. 
L’école où le maître est sur une estrade devant des élèves assis, où règnent « silence, froideur neutre des leçons et des devoirs, suppression systématique de tous contacts avec le milieu de vie, naturel ou familial, propreté, ordre, mécanique », cette école révolte Freinet, qui veut préparer les élèves à la vie.

À la guerre, Célestin a aussi découvert l’injustice, qui laisse les plus pauvres au front tandis que les autres, pistonnés, « se sont cavalés et qu’il reste pour se battre que ceux qui n’ont ni argent ni influence ». L’école devrait empêcher cette injustice ! Donner à tous les mêmes chances de réussir, quel que soit son milieu social.

Guerre, handicap, école rigide, tout cela pousse Freinet à se lancer dans une aventure, à proposer une école moderne.

Malgré son handicap, il obtient un poste d’instituteur à Bar-sur-Loup. Au début, c’est difficile, parler l’épuise : la pleurésie l’empêche de parler longtemps et de rester confiné dans l’air poussiéreux d’une salle de classe. La tradition magistrale n’est pas pour lui. Il doit trouver une autre façon de faire la classe. Il cherche, jusqu’au jour où il ouvre grand la porte de la classe et emmène ses élèves dans le village et la nature. Il se souvient de son enfance à lui, en Provence, où son père cultivait la terre, tandis que sa mère tenait l’épicerie du village, il participait aux travaux des champs, gardait le troupeau.

Avec sa classe, de même, tout est bon pour apprendre : la rivière et son courant et ses libellules, les artisans du village et les matières qu’ils travaillent, les remparts et l’Histoire du village… De retour en classe, les élèves racontent, et avec l’aide de leur instituteur, comprennent, approfondissent, s’interrogent. Tout devient objet de curiosité, tout intéresse les élèves. Freinet a inventé la classe-promenade : la classe ouverte sur la vie.

Tout l’inverse de l’apprentissage à partir des manuels scolaires lesquels sont mal vus de Célestin Freinet parce qu’ils sont écrits par des adultes pour faciliter le travail des maîtres mais qu’ils endorment les élèves dans la routine.

Dans le film L’école buissonnière réalisé par Jean-Paul Le Chanois en 1940 qui raconte Freinet, on voit Joseph observer et nourrir une chenille, on voit des visites chez les artisans du village – menuisier, boulanger, forgeron, potier, parfumeur – on voit Albert débiter l’estrade de la classe à la hache, on voit la production d’électricité grâce au barrage construit dans le torrent.

On voit aussi le maître demander aux élèves qui viennent d’assister à la traversée du village par les coureurs cyclistes dont un de leurs camarades, Bouffartigue : « Aujourd’hui, vous allez me parler de la bicyclette, son histoire, comment ça marche, le diamètre des roues de Bouffartigue, combien il lui faut de tours de roue pour aller jusqu’à Nice etc. »

Le grand chambardement dans la classe de Célestin Freinet arrive en 1924 avec l’introduction de l’imprimerie ! Cette outil entre dans la classe avec toutes ses différentes pièces, caractères, presse etc. Et les élèves manipulent les caractères, exerçant leur orthographe et leur grammaire. Et ils impriment eux-mêmes, la feuille imprimée est leur œuvre. Et surtout le texte imprimé est un des textes libres que les élèves ont écrit. Ces textes sont écrits par les élèves, inspirés par leurs dernières promenades, mais aussi par leurs personnalités et leurs centres d’intérêt. 

Les élèves lisent tout haut leur texte puis chacun vote pour son préféré qui sera imprimé par la classe. Les intérêts des enfants sont ainsi mis à l’honneur et servent à étudier mathématiques, histoire, géographie, orthographe, sciences etc.

L’objectif de Freinet est de motiver ses élèves, qu’ils ne s’ennuient plus à l’école parce qu’ils apprennent à partir de ce qui les intéresse. Si ce sont les escargots, ce sera avec la géographie, l’expression écrite, la peinture… Freinet écrit que « toute pédagogie est faussée qui ne s’appuie pas d’abord sur l’éduqué, sur ses besoins, ses sentiments et ses aspirations les plus intimes. Nous scruterons donc l’âme de l’enfant et nous avons, pour y parvenir, une technique qui s’est révélée suffisamment opérante : la rédaction libre, l’imprimerie à l’école et la correspondance scolaire ».

La correspondance scolaire ! Une fois que les élèves ont pris le pli d’écrire, de raconter, et d’imprimer leurs écrits, Freinet a l’idée de les mettre en relation avec des élèves d’autres écoles. Assez vite, cinq ou six instituteurs le suivent, dans le Var, dans le Finistère… Ainsi les élèves échangent sur leurs cultures qui à l’époque restent mystérieuses pour les enfants qui ne vivent pas dans la même région. Freinet s’appuie sur la diversité culturelle pour provoquer le désir de connaître.

Et puis la collecte d’informations, le travail d’écriture et d’illustration, l’impression du texte, tout cela est source d’apprentissage. L’expression artistique est aussi encouragée : Élise, la femme de Célestin, institutrice et artiste (ayant reçu le prix Gustave Doré pour la gravure) introduit l’expression artistique dans les classes.

Freinet ne met pas de notes aux élèves. Pour progresser, les élèves doivent obtenir un certain nombre de brevets. Certains sont obligatoires (les brevets de lecture, écriture, géographie…), d’autres sont facultatifs, comme le brevet de voyageur, d’inventeur, de balayeur, de jardinier…
Par exemple pour obtenir son brevet de voyageur, l’élève doit prendre le car seul jusqu’à Nice, déjeuner dans un restaurant (réservé par Élise) et revenir par le même moyen. L’aventure en vrai !

L’écolier passe son brevet quand il se sent prêt, chacun son rythme. Et ainsi les élèves ne sont pas en échec, ils avancent à leur rythme et sont encouragés par leurs réussites.

Bien sûr, de telles méthodes, modernes, ne passaient pas inaperçues et ne plaisaient pas à tout le monde. En 1928, il quitte Bar-sur-Loup pour le village de Saint-Paul-de-Vence où les relations entre Célestin et Élise Freinet d’un côté, les notables et élus locaux de l’autre sont hostiles. On n’aime pas que Freinet, communiste, ait des activités politiques et syndicales, on critique les textes libres… Trop libres sans doute, lorsqu’un élève raconte comment, dans son rêve, il a tué le maire du village… (La psychanalyse se développe mais les rêves des enfants lorsqu’ils sont imprimés dans le journal de l’école provoquent de fréquentes controverses, enrageant les autorités locales).

Au début des années 1930, l’extrême-droite s’émancipe en France et en Europe, l’hostilité à Freinet devient nationale : une nuit, des affiches anti-Freinet sont placardées dans le village de Saint-Paul. Le maire et des notables locaux sont derrière tout ça. Pourtant les parents d’élèves sont satisfaits des méthodes Freinet.

Un matin, les anti-Freinet enfoncent portes et fenêtres et pénètrent dans l’école, Célestin sort un révolver prêté par un parent d’élève, car il craint pour les enfants. Après cet épisode, Freinet doit quitter l’école de Saint-Paul-de Vence.

Il se lance dans la construction, de ses propres mains, d’une école privée, hors de l’Éducation Nationale.

Freinet a cassé les habitudes qui encombraient l’école rigide. Comme un aventurier, il a bouleversé les règles, s’est placé au centre des élèves, tel un guide et a poussé les élèves à agir, à être les acteurs de leur apprentissage.

Lire :

Célestin Freinet, Pédagogie et émancipation, Henry Peyronie, Hachette éducation, 1999.

Célestin Freinet, l’inventeur d’une école différente, Sabine du Faÿ et Célia Portet, éditions À dos d’âne, 2018.

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