L’écosystème Pistoia

Déterminée à traduire en actes une philosophie éducative ambitieuse, la ville de Pistoia suscite l’intérêt des professionnels du monde entier.
Son approche singulière assure une continuité entre le monde des enfants et celui des adultes, entre la maison et la crèche, entre les parents
et les professionnelles, entre la ville et la nature…

Si pour le commun des mortels Pistoia évoque une ville historique de Toscane, au patrimoine aussi riche que ses voisines Florence, Lucques ou Pise, pour les professionnelles de la petite enfance, elle fait avant tout figure d’exemple en matière de culture éducative. Depuis une cinquantaine d’années, avec le soutien des pouvoirs politiques locaux successifs, la petite ville italienne construit sans relâche un « système intégré » de la petite enfance. Une forme de réseau au sein de la cité permettant une cohérence éducative durant toute la période allant de 0 à 6 ans. Des crèches aux écoles maternelles, en passant par les autres lieux d’accueil, toutes les structures sont pourvues d’un même corps de pédagogues : des enseignantes ou des éducatrices fonctionnant de manière collégiale, sans poste de direction. Ces professionnelles sont accompagnées par des coordinatrices pédagogiques, actives au niveau régional (ce qui a permis le développement d’une « approche toscane »), et épaulées par des personnels pour l’entretien et la cuisine.

Voir les choses en grand

La philosophie de cet écosystème solidement tissé pourrait se résumer ainsi : s’engager pour les jeunes enfants, c’est s’engager pour la communauté tout entière. « Nous pensons (…) que travailler pour les plus « petits » signifie travailler pour quelque chose de « grand », car la petite enfance est traversée par des questions importantes, voire décisives (…) : les rôles dans les familles, les choix éducatifs, les questions d’espace et de temps de la ville… », écrit Anna Lia Galardini, qui a été pendant plus de quarante ans à la tête du service à la personne dont dépendent les structures éducatives de la ville, dans l’ouvrage collectif « Pistoia, une culture de la petite enfance » (Editions Erès).

Le cas de Pistoia prend racine dans les années 1970, une phase dynamique pour la petite enfance en Italie qui a poussé de nombreuses villes à repenser les institutions éducatives (Reggio Emilia, Bologne, Modène…). Alors qu’à l’époque les écoles maternelles d’Etat viennent d’être créées pour les enfants de 3 à 6 ans, Pistoia en abritait déjà plusieurs, dont la première depuis 1964. La première crèche a quant à elle vu le jour en 1972, un an après la promulgation d’une loi plaçant cette institution sous la responsabilité des communes. Dès le départ, les crèches municipales ont fait partie des structures éducatives de la ville, au même titre que les écoles maternelles. Elles ont également tout de suite fonctionné avec un corps unique de pédagogues.

Aree bambini

A la fin des années 80, la ville met sur pied les « aree bambini », des espaces accessibles aux enfants, aux familles, et aux professionnelles de l’ensemble des structures. Chaque lieu porte, encore aujourd’hui, le nom d’une couleur et met à l’honneur une thématique. L’ « area blu », zone bleue, est par exemple consacrée aux arts- plastiques, tandis que l’ « area verde », zone verte, est dédiée à l’exploration de la nature et la jaune au conte et à la narration. Si le matin, les enfants sont invités à participer à des activités adaptées à leur âge, l’après-midi, les groupes peuvent librement se former et se mélanger. Une expérience finalement assez rare dans nos sociétés modernes, qui bénéficie aux petits sur de nombreux plans, selon Anna Lia Galardini. Le projet « offre des moments de socialisation, stimulants du point de vue cognitif et gratifiants du point de vue affectif, qui entraînent des relations de solidarité et d’entraide », assure la spécialiste. Une façon de « contrecarrer » les limites liées aux classements d’âge. Côté professionnelles, les avantages sont aussi palpables. « Se retrouver face à des enfants d’âges différents a impliqué chez les enseignantes [toutes les professionnelles de Pistoia sont appelées ainsi, Ndlr] une révision de leur rôle. Travailler dans un espace qui entend valoriser la dimension éducative du jeu et de la créativité, favoriser la rencontre et la relation entre les enfants et pas seulement leurs apprentissages, ne pouvait que stimuler une réflexion critique par rapport aux expériences réalisées dans leurs cadres de travail antérieurs. »

De la même façon, Pistoia encourage les enseignantes à s’appuyer sur leurs centres d’intérêt pour nourrir ces lieux de rencontre de leur propre expérience.

Lieux de socialisation

Dans ce système global, les parents font, sans surprise, partie intégrante de l’approche éducative. Il ne s’agit pas seulement pour la famille de participer à des activités artistiques, mais d’être soutenue dans son rôle et pleinement engagée. « Nous veillons à ce que tous les ans, dans chaque structure, les parcours éducatifs (…) impliquent la collaboration des enseignantes et des parents afin de partager la responsabilité de l’éducation des jeunes enfants. Pour de nombreux parents, cette expérience de la participation à la vie de la crèche ou de l’école maternelle constitue une première forme d’exercice citoyen qu’ils effectuent généralement avec un enthousiasme notable », rapporte dans l’ouvrage collectif, Antonia Mastio, coordinatrice pédagogique à Pistoia de 1997 à 2013. Les structures sont ainsi pensées comme des lieux de socialisation pour lutter contre l’isolement et la solitude. Le plaisir d’être ensemble est cultivé pour « offrir aux enfants l’image d’une vie sous le signe du dialogue » et leur « faire sentir qu’ils sont entourés d’adultes qui construisent de concert des parcours éducatifs visant leur épanouissement ».

Une attention particulière est également apportée à la « beauté » des lieux d’accueil. Les espaces, qualifiés de « troisième éducateur » par Loris Malaguzzi, enseignant italien à l’origine de la pédagogie Reggio, sont méticuleusement conçus pour stimuler la créativité, éduquer à la sensibilité et faciliter le bien-être des tout-petits. L’agencement, le mobilier, les rangements, la décoration… Rien, ou presque, n’est dû au hasard. Et cela fonctionne, assurent les équipes qui ont remarqué que les enfants s’impliquaient plus longuement dans un jeu lorsque l’espace était organisé en fonction des activités. En plus de travailler l’hospitalité des structures, les enseignantes emmènent les tout-petits à la découverte de la ville de Pistoia et de la nature environnante. Très souvent, les enfants se retrouvent ainsi dans les prés, les pépinières, les sentiers et les collines qui encerclent la ville. L’idée : leur proposer des situations qui les placent en position de recherche et stimulent « leur attention et leur intérêt pour ce qui se passe autour d’eux afin de satisfaire leur impatience à découvrir le monde ».

Aussi inspirante soit-elle, l’approche développée à Pistoia ne saurait être dupliquée telle quelle, préfère prévenir Anna Lia Galardini. Les initiatives « ne sont en rien des « modèles », surtout pas des « techniques », à reproduire isolément ; elles n’ont de pertinence et de force qu’articulées les unes aux autres, dans une vision d’ensemble et un renouvellement permanent ».