À entendre Elisabetta Borciani, enseignante à Reggio Emilia depuis 30 ans et Bernadette Moussy, spécialiste des pédagogues dans l’Histoire, Loris Malaguzzi était quelqu’un.
Mais qui ? Qui était cet homme né en 1920 à Correggio ? Qu’a-t-il apporté à sa ville, aux enfants, aux parents, aux éducateurs ?
« Notre objectif est de faire une école qui est un lieu de recherche, d’apprentissage, de révision, de réexamen et de réflexion. » Loris Malaguzzi

Une pédagogie constructive, toujours en mouvement

Loris Malaguzzi était en recherche permanente, s’interrogeant sans cesse. Aucune certitude ne le poussait à écrire sur sa pédagogie. Aujourd’hui, pour le suivre, pour comprendre ce qu’il suggérait, il faut partir de sa conviction que l’enfant a de multiples capacités, qu’il grandit en essayant divers chemins, que l’adulte se doit de l’écouter, de l’observer et de lui suggérer un maximum de possibilités.

Avant tout, situons le contexte : Loris Malaguzzi a 25 ans lorsque la guerre se termine. Sa ville, Reggio Emilia, est en ruine. Il assiste alors à un grand élan populaire où parents et mouvements de libération des femmes décident de reconstruire la ville, de bâtir des écoles avec les briques des immeubles détruits.
On veut construire une culture nouvelle plus respectueuse de l’homme, en commençant par l’enfant.
L’état d’esprit est à la gestion directe des écoles par les habitants, la prise en main de son destin par les hommes et les femmes de Reggio Emilia. Les habitants co-gèrent les lieux d’accueil, et co-construisent une nouvelle approche pédagogique.
La première école municipale est créée en 1963, sur l’initiative de la ville seule. C’est là que Loris Malaguzzi entre en scène.
Pédagogue et psychologue, il choisit le dialogue avec les organisations politiques et sociales : ville, parents, groupes pour l’émancipation des femmes.

Enfants et adultes citoyens

L’enfant est le sujet central, le cœur de la ville : l’enfant est citoyen

Reggio s’est construite après-guerre avec la volonté de faire bloc face à la barbarie et d’agir ensemble, en communauté. Les enfants en font partie et il faut leur reconnaître des droits comme n’importe quel membre de la société.
L’enfant est acteur, constructeur de sa culture.

Les enfants n’ont pas seulement des besoins, ils ne doivent pas être sur-protégés, mais considérés comme des êtres-humains curieux et sociaux, avec d’énormes potentialités : d’après Loris Malaguzzi, « au lieu de toujours protéger les enfants, nous devrons leur donner la reconnaissance de leurs droits et de leurs forces. »
En tant que citoyen, l’enfant doit être écouté. Sa parole doit être valorisée.
Cet état d’esprit a poussé Loris Malaguzzi à organiser, dans les années 1960 des sorties dans la ville, afin de rendre visibles les projets des enfants. Reggio se transformait, envahie de peintures et d’installations.

Si les enfants sont des citoyens, ils ont une voix dans leur ville, et leurs réalisations méritent un affichage.
La parole des enfants sur leur ville est écoutée. Les enfants apportent aussi des choses à leur ville, comme un rideau pour le théâtre de la ville. Ils ont une vie sociale !
Les enseignants valorisent leur travail : ils photographient leurs activités, filment, prennent des notes, organisent des expositions et partagent cette documentation avec les parents. Des rencontres ont lieu entre les éducateurs et les parents, les rapports entre les enfants et la communauté y sont évoqués.

A Reggio, les enseignants considèrent les parents comme des partenaires, la communication et même la participation sont primordiales entre enseignants et parents.
Les parents sont invités à dialoguer avec les éducateurs et à s’intéresser à tous les enfants. Ils s’engagent à prendre soin de l’école comme d’un lieu central de leur ville.
Rappelons que les parents ont été à l’origine un moteur dans la reconstruction de la ville après-guerre. Après le fascisme, ils ont voulu investir dans le futur de leurs enfants.

À propos d’interaction
Dans chaque salle de classe, il y a une zone centrale pour les rencontres et des espaces pour travailler seul. Les enfants passent librement de l’un à l’autre.
Il est important que les adultes interviennent le moins possible dans les échanges entre enfants. Les enfants s’observent entre eux et entretiennent une relation fertile.
Du côté des enseignants, ceux-ci sont tous sur un pied d’égalité, aucune hiérarchie n’existe entre directeur et professeur et les enseignants d’un groupe-classe suivent les mêmes enfants durant toute leur scolarité.
De même, le personnel de cuisine et les agents d’entretien font partie de l’équipe éducative et participent aux réunions.

« De là s’ouvre un monde de relations, de participation et d’échanges avec les enseignants, cuisiniers et auxiliaires et avec d’autres parents, ce qui ouvre la possibilité de connaître et appréhender le projet éducatif de l’école et de l’entrelacer avec le projet éducatif de la famille. »

L’enfant acteur de son éducation

L’enfant est respecté comme un être sensible et unique. Chercheur, il est le premier acteur de son éducation. Il n’est pas passif, dans l’attente d’un enseignement à sens unique. Curieux, il cherche à s’expliquer le monde qui l’entoure. 

Et pour que les enfants puissent jouer leur rôle, il faut des adultes à l’écoute. Des adultes qui observent, qui s’interrogent, qui nourrissent une documentation, autrement dit une description du processus d’apprentissage des enfants. Des adultes qui partagent leurs observations. Et proposent des chemins.
Ainsi, les éducateurs n’ont aucun objectif en tête lorsqu’ils proposent aux enfants de représenter une figure. Ils ne font que mettre à disposition des enfants du matériel, le plus varié possible, afin que les enfants aient plusieurs accès à un même sujet. Plusieurs chemins sont toujours possibles et chaque enfant empruntera le sien, voire une variété de chemins, selon ce qu’il aura trouvé en cours de route. En observant tout cela, les adultes connaissent mieux la façon qu’a l’enfant de construire ses connaissances.
Les adultes doivent donc être capables d’être dans l’incertitude. Prêts à tout, attentifs, à l’écoute.
En cela, Loris Malaguzzi bannit ce qu’il appelle la pédagogie prophétique : « la pédagogie prophétique sait tout à l’avance : elle sait tout ce qui va se passer. Elle sait tout et n’a pas d’incertitude, elle est absolument imperturbable, elle contemple tout et prophétise tout et voit tout, voit tout au point qu’elle est capable de donner des recettes pour chaque partie d’une action, minute par minute, heure par heure, objectif par objectif, de cinq minutes en cinq minutes. Ceci est une chose grossière et lâche, qui est humiliant pour l’ingéniosité des enseignants et une humiliation complète et visible de l’ingéniosité et du potentiel des enfants. »
Les enseignants acceptent l’imprévu puisque justement il n’y a pas de programme.
Les adultes doivent croire en l’enfant, être conscient et convaincu de leur force, grandeur, capacité. Et être capables, eux les grands, de tout remettre en cause, à chaque découverte des enfants. Capable de vivre dans l’ignorance de ce qui va advenir. Tout cela en restant sur le qui-vive, car il ne faudrait pas rater la démonstrations de l’enfant : son habileté, sa créativité lorsqu’il découvre par lui-même comment défaire un nœud ou construire un tunnel en papier.

En guise d’illustration : les progettazione.

Le progettazione est un processus, et non une méthode, pendant lequel l’enseignant propose aux enfants d’enquêter sur une question. Par exemple, l’enseignant apporte un objet en classe ou modifie l’environnement de la classe. Les enfants sont donc des chercheurs libres de s’atteler à leur question pendant plusieurs jours ou semaines : il n’y a pas de durée limitée.
Dans leur livre, Adeline Charneau et Kevin Rebecchi prennent l’exemple de la table que les enfants souhaitent faire construire par un charpentier. C’est à eux de prendre les mesures et de les communiquer audit ouvrier. Les enfants ont alors « testé et inventé de nombreuses façons de mesurer. Ils ont utilisé une ficelle, leurs corps, leurs chaussures. »

Le progettazione est une belle démonstration de l’ouverture à l’imprévu, du rôle de chercheur des enfants, de la nécessaire interaction, de la liberté d’expérimentation et du temps laissé aux enfants pour trouver une solution.

Les chemins de la connaissance

Cet incertitude que les adultes doivent respecter est possible parce que les adultes croient aux multiples capacités de l’enfant. Loris Malaguzzi parle des 100 langages de l’enfant, comme autant de modes d’expression, voies d’accès à la connaissance, façons de rencontrer l’autre.

« L’enfant, en tant qu’être humain, a cent langages, cent façons de penser, de s’exprimer, de comprendre, de rencontrer l’autre à travers une pensée qui rassemble et ne sépare pas les dimensions de l’expérience. Les cent langages sont une métaphore de l’extraordinaire potentiel des enfants, des processus cognitifs et créatifs, des nombreuses façons dont la vie apparaît, et dont la connaissance est construite. Les cent langages doivent être compris comme une volonté de se transformer et de se multiplier, dans la coopération et l’interaction entre les langages, entre les enfants et entre les enfants et les adultes. »

L’enfant est tellement capable, tellement riche, il peut emprunter tant de chemins, comme les mots, le dessin, la sculpture, la danse… Il faut absolument lui offrir la chance de s’exprimer de ces mille façons, le laisser acteur de ses découvertes, de toutes les manières possibles et imaginables.

Les crèches et écoles en particulier doivent valoriser ces multiples modes d’expression, verbaux et non verbaux.
Il y a là aussi une critique des écoles traditionnelles qui sépare la tête de l’élève de son corps et lui impose de « penser sans main, de faire sans tête (…) d’écouter et de ne pas parler, de comprendre sans joie. »
C’est pour que l’enfant puisse s’exprimer et découvrir le monde qu’il faut le laisser faire, l’observer pour peut-être lui proposer un chemin nouveau, l’écouter et retenir quelque part ce qu’il a fait.
C’est pour cela aussi qu’il faut mettre à sa disposition une variété de matériel. Et qu’il doit être en contact avec la nature le plus possible et le plus librement possible.
Le matériel proposé aux enfants comptent généralement des matières naturelles ou recyclées que les enfants manipulent sans méthode. Ils doivent être rangés harmonieusement. Les enfants peuvent apporter du matériel ou en fabriquer.
Sont mis à disposition des enfants « des chevalets, différents types de peinture, de l’argile, des objets recyclés, différents types de papiers, crayons et stylos, un four pour la cuisson de l’argile, des tables à dessin, des éviers, ou encore des tables et des chaises pour les enfants (…) Les enfants s’en servent pour modifier et manipuler leur environnement pour créer leur compréhension du monde » écrivent Adeline Charneau et Kevin Rebecchi.

Dans les écoles Reggio, l’environnement occupe une place déterminante, rien n’est disposé au hasard. L’environnement est pensé pour être chaleureux, agréable, harmonieux et esthétique.
Il doit évidemment animer la curiosité des enfants et favoriser leurs multiples parcours. Pour encourager cette recherche, il faut proposer autant de matière riche en possibilité, autant d’objet peu structuré mais que l’on peut retravailler.
D’après Adeline Charneau et Kevin Rebecchi, l’environnement est considéré comme le troisième enseignant.
Par exemple, l’entrée est spacieuse car elle doit pouvoir réunir un grand nombre de personnes, enfants, professionnels et parents. De même dans la salle à manger, on soigne la décoration, mettant de la porcelaine et du verre.
Un espace, conçu pour accueillir tous les enfants, fait aussi office de vestiaire, c’est là que les enfants se croisent, s’entraident, discutent. Pour faciliter les échanges, la cuisine peut être vitrée, il existe des passages entre les salles de classe, des trous ou des fenêtres.

Un des chemins de la connaissance emprunté par l’enfant est le langage esthétique. Dès les années 1960, Loris Malaguzzi avait donc instaurer des ateliers artistiques dans les écoles. Il s’agit d’un lieu qui accueille aux-côtés des enfants, un professionnel ayant des connaissances artistiques, appelé atelierista. Personne diplômée en arts et ayant des compétences pédagogiques, l’atelierista permet à chaque enfant de découvrir les différentes techniques pour explorer les cent langages.
Les échanges y étaient très forts, très riches entre éducateurs, enfants et la personnalité artistique. Là se construit la connaissance par la peinture, le dessin, les mathématiques…

L’atelier est un espace donné où sont mis à disposition des enfants du matériel d’art et des matériaux naturels. L’atelier est un lieu d’exploration multisensoriel. Le matériel et les outils sont visibles et faciles d’accès, présentés de manière attractive. Les enfants d’ailleurs participent à leur disposition, et à leur entretien.
L’enfant exploite ici ses cent langages et travaille avec les autres, pour formuler des hypothèses, les vérifier, en conclure des théories et construire sa réalité.

Le temps est aussi considéré à Reggio Emilia comme une entité précieuse qui doit être laissée à l’enfant, car ils ont le leur qui doit être respecté. Ainsi chaque étape majeure de la journée, comme l’arrivée, le repas, le départ sont considérés comme précieux, ils ne sont pas bâclés. Et lors des explorations, les enfants ont le temps de chercher, de douter, de ne rien faire, de revenir à une expérience laissée en suspens. Les enseignants suivent les enfants pendant plusieurs années, ils n’attendent pas de résultat à un temps donné, mais laissent chacun avancer à son rythme.

Aujourd’hui, l’approche Reggio essaime un peu partout dans le monde, une exposition présentant la pédagogie voyage par monts et par vaux, elle n’est étrangement pas encore passée par la France…

Lire :

Les pédagogues dans l’Histoire, entre invention et continuité, Bernadette Moussy, 2016, éditions Chronique sociale.
Reggio Emilia, une pédagogie innovante de la petite enfance, Adeline Charneau et Kevin Rebecchi, 2020.

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